The Dark Knight Returns

Gotham City, dans un futur proche. Cela fait maintenant 10 ans que Batman n’est plus apparu dans la ville. Bruce Wayne a décidé de raccrocher après la mort de Jason Todd, le second Robin, et n’a donc plus que le rôle du milliardaire insouciant à jouer. Tous les autres super-héros se sont retirés eux-aussi, seul Superman subsiste, comme allié du gouvernement en place. Devant un tel abandon, Gotham est la proie d’une criminalité toujours plus forte, toujours plus dangereuse, à tel point que la ville est maintenant sous le joug d’un terrible gang, le Gang des Mutants.
Malgré ses 55 ans, Wayne enfile son costume de nouveau. Sa soif de violence, de justice et de vengeance ne pourra passer que s’il vient à bout de ce gang et de quelques vieilles connaissances, elle aussi sur le retour.

Publié en 4 tomes à la fin de années 80, The Dark Knight Returns est un comic-book qui insiste très profondément sur le psychisme de Batman/Bruce Wayne. Si le meurtre de ses parents est très souvent rappelé, il apparaît beaucoup moins fréquemment (en tout cas de manière explicite) que Batman est un véritable névrosé. Ce n’est pas le Bien qui le pousse, même si le personnage sait se poser des limites et œuvre principalement pour la Justice, mais c’est bel et bien sa soif de vengeance qui le fait survivre plus que vivre.
Frank Miller, ici au scénario et au dessin, crée une histoire véritablement sombre pour développer ce caractère particulier. Derrière l’égoïsme du personnage qui lutte d’abord pour lui se cache un Bruce Wayne usé, rongé par les doutes et les remords, dont le désir de vengeance est toujours intact après toutes ces années. Son caractère bien trempé est toujours aussi radical, loin de ce que les enfants ont pu connaître dans la série télévisée des années 90. Série dont la suite consacrera d’ailleurs un épisode à ce graphic novel, intitulé Legends of the Dark Knight.

Les autres super-personnages en prennent aussi pour leur grade dans le récit : nouveau ou plutôt nouvelle Robin en la personne de Carrie Kelly, présentée comme insouciante et à la limite d’être une fan aveugle; Superman, lui, donne l’impression d’être un boyscout au service du gouvernement, le toutou que le Président utilise selon ses désirs. Une vision vraiment pessimiste du mythique super-héros, outil malade mais nécessaire à la sauvegarde du monde.

Mais comme souvent avec l’immense Frank Miller, le véritable personnage principal n’est pas celui sous les projecteurs : c’est la ville, la société dans son ensemble. Comme Sin City plus tard ou l’adaptation filmée de The Spirit,  les personnages ne sont là que pour mettre en évidence la véritable nature de notre lieu de vie, tous ces coins oubliés, les toits, les bas-fonds. Le trait de Miler, dynamique et particulièrement expressif livre des cases percutantes et des vues de Gotham juste magnifiques, qui amplifient la portée de cette ville triste, sombre et presque en ruines. Le comic-book est aussi un brulot politique : sur fond de Guerre Froide, ce sont les têtes dirigeantes des USA qui sont visées, sur leur façon de gérer les crises politiques et les conflits inter-états pour mettre en lumière la corruption et la noirceur de ceux qui ont le pouvoir.

Miller surprend aussi par sa manière de casser le récit : régulièrement, l’histoire quitte les pas de Batman pour se placer à l’extérieur des événements, au moyen de bulletins de journaux télévisés ou de talk shows. Une façon de voir ce que la population de Gotham pense du Chevalier Noir et de ses actes, comment sont perçus les importants événements par des personnes lambda . Mais c’est surtout une violente critique des média que voulait l’auteur : leur façon de transformer les actualités à leur convenance pour influencer le jugement des personnes, leur manière de mettre en lumière les personnes qui le méritent le moins, les personnes les moins compétentes pour parler de sujets graves. L’occasion d’envoyer un retour aux psychiatres qui accusait les comics d’être source de violence au quotidien, comme le jeu vidéo aujourd’hui.

Les thèses développées par Miller tout au long du récit sont particulièrement intéressantes. Dans The Killing Joke, Alan Moore développait la relation Batman/Joker au delà de l’affrontement physique : Batman était en fait le malchanceux créateur du Joker lors d’une intervention et la seule cause de l’apparition de sa némésis. Et le duel les opposant ne pourrait s’interrompre, selon l’Homme Chauve-Souris, que lorsque l’un des deux disparaîtrait, chose à laquelle il se refusait. La suite de l’histoire laissait entendre que le Joker et Batman sont bien plus proches du point de vue psychologique qu’ils ne voulaient bien l’admettre. Miller, lui, prolonge un peu cette idée. Batman n’est pas que le créateur de ses ennemis, il est aussi celui qui les entretient. Sa seule existence les conditionne à produire leurs méfaits.
On retrouve ainsi dans The Dark Knight le personnage de Double-Face, dont Wayne Enterprises a payé la chirurgie plastique qui lui rendrait un visage normal afin de l’aider à se reconstruire psychologiquement. Mais le retour du Chevalier Noir le poussera à la faute de nouveau, le visage recouvert de ses bandages. L’un des points d’orgue de ces 4 tomes (en dehors de l’affrontement final avec Superman) est aussi le retour du Joker, plus psychopathe que jamais, attiré par Batman comme une mouche par du vinaigre. Et c’est seulement cette réapparition de Batman, et rien d’autre, qui le poussera à affronter une dernière fois le Dark Knight, réussissant à le faire tomber…
Pour Miller, les super-villains ne sont en fait que des hommes normaux qui ont assumé leurs vils penchants, et la frontière entre le héros et ses ennemis est bien fine…
Une vraie filiation avec le Watchmen d’Alan Moore sorti à la même époque, l’histoire de héros malades et psychologiquement instables dans un monde en pleine dégénérescence.

Dire que « The Dark Knight Returns » est un monument du comic-book n’est pas suffisant, tellement il est marquant. C’est un chef d’œuvre dense, sombre, qui n’hésite pas à critiquer la société et à mettre en lumière la médiocrité des media. Une pierre angulaire du comic-book, qui fait de Batman le plus radical des anti-héros de la littérature moderne.

Un costume inspiré de « The Dark Knight Returns » sera d’ailleurs accessible dans le jeu vidéo « Batman : Arkham City », et disponible de façon anticipée pour ceux qui possèderont l’édition collector. Une suite a vu le jour beaucoup plus tard, The Dark Knight Strikes Back, d’un intérêt bien moindre du point de vue de l’histoire, mais gardant cette force de contestation assez impressionnante.